Utilisation dans une procédure de droit de la concurrence de données obtenues par des écoutes téléphoniques menées dans une enquête pénale

Problématique sur l'article 8 de la CEDH

L'affaire concerne la transmission de données obtenues légalement dans le cadre d'une enquête pénale à une autre autorité chargée de l'application de la loi.

 

Les entreprises requérantes se plaignent que la transmission des données à l'Autorité de la concurrence et leur utilisation par celle-ci n'étaient pas prévisibles et que les garanties procédurales étaient insuffisantes.

 

Faits : enquête pour corruption et infraction en droit de la concurrence

 

 

 

Vers 2007, des soupçons de corruption de fonctionnaires locaux par des entrepreneurs en bâtiment ont été soulevés.

 

Une enquête a été ouverte par le ministère public, avec l'assistance de la police nationale.

 

Les sociétés requérantes ont été impliquées en tant que suspects.

 

Des interceptions de conversations téléphoniques de certains employés des sociétés requérantes ont été autorisées par un juge d'instruction.

 

Certaines de ces conversations téléphoniques interceptées contenaient des indications de fixation des prix, ce qui a suscité l'intérêt de l'Autorité néerlandaise de la concurrence (NMA).

 

Les officiers de police ont donné accès à la NMA à une sélection de rapports écrits sur les communications interceptées, dans les locaux de la police et dans le respect de la confidentialité. Ultérieurement, la police a également fourni d'autres rapports écrits à la demande de la NMA.

 

Les fonctionnaires de la NMA ont pu prendre des notes, qui ont été laissées à la police avant leur départ. La NMA a rédigé des rapports sur ces réunions.

 

Le 19 août 2008, l'officier de justice a remis à la NMA un CD contenant une sélection d'enregistrements des conversations téléphoniques interceptées, à titre d'information confidentielle.

 

Il a spécifié que ces enregistrements ne pouvaient être utilisés qu'avec son autorisation.

 

Le 9 décembre 2008, la NMA a ouvert une enquête officielle sur d'éventuelles violations de la loi sur la concurrence et a demandé au ministère public l'autorisation d'utiliser les données.

 

Le procureur général a ensuite autorisé la NMA à utiliser les informations recueillies dans le cadre de l'enquête "Cleveland" pour ses propres enquêtes sur les infractions à la loi sur la concurrence.

 

Les inspecteurs de la NMA ont ensuite effectué des visites dans les locaux des sociétés requérantes, demandant l'accès à leurs livres pour leur enquête.

 

Des employés des sociétés requérantes ont été interrogés sous caution.

 

Le procureur en charge a informé l'avocat des sociétés requérantes que les informations obtenues été transmises à la NMA conformément à la loi sur les données judiciaires et criminelles et au décret sur la transmission de données pénales à des fins autres que la répression pénale.

 

 

Procédures en droit pénal et droit de la concurrence

 

Les sociétés requérantes ont intenté une action contre l'État devant le juge des mesures provisoires du tribunal régional de La Haye pour obtenir une ordonnance provisoire enjoignant à l'Autorité de la concurrence (NMA) de restituer les données transmises par le ministère public et de s'abstenir de les utiliser, ainsi qu'une ordonnance provisoire interdisant au ministère public de transmettre ces données.

 

Elles ont invoqué l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH).

 

Le juge des mesures provisoires a rendu son jugement le 26 juin 2009, rejetant les demandes des sociétés requérantes.

 

Selon lui, la transmission des conversations téléphoniques interceptées à la NMA pour enquêter sur les infractions à la loi sur la concurrence était nécessaire pour la protection du bien-être économique des Pays-Bas, ce qui prévalait sur la protection de la vie privée des sociétés requérantes.

 

Les sociétés requérantes n'ont pas fait appel de ce jugement et n'ont pas engagé de procédure civile sur le fond de l'affaire.

 

Par la suite, la NMA a conclu, sur la base des résultats de son enquête, que l'une des sociétés requérantes avait coordonné les chiffres des offres avec d'autres entreprises et avait échangé des informations sur leur comportement prévu avant de soumissionner pour des appels d'offres, violant ainsi la loi sur la concurrence.

 

La NMA a infligé une amende de 3 000 000 euros aux sociétés requérantes le 29 octobre 2010.

 

Les sociétés requérantes ont formulé une objection écrite, qui a été rejetée par la NMA le 8 mars 2012.

 

Elles ont ensuite introduit un recours devant le tribunal régional de Rotterdam, soutenant que la transmission des données était illégale et que les enregistrements des conversations téléphoniques interceptées n'étaient pas des "données pénales" pouvant être transmises à une autre entité.

 

Le tribunal régional a statué en faveur des sociétés requérantes le 13 juin 2013, annulant la décision de la NMA.

 

Cependant, l'ACM (successeur de la NMA) a interjeté appel devant la Cour administrative suprême pour le commerce et l'industrie.

 

L'ACM a soutenu que la transmission des données était conforme à la loi et à l'article 8 de la CEDH, et que la pesée des intérêts nécessaire devait être effectuée a posteriori par les juridictions civiles.

 

La Cour administrative suprême a annulé le jugement du tribunal régional, rejeté l'appel des sociétés requérantes et renvoyé l'affaire devant le tribunal régional.

 

La Cour administrative suprême a jugé que les enregistrements des conversations téléphoniques interceptées constituaient des "données pénales" au sens de la loi, et que la transmission de ces données était légale.

 

Elle a également estimé qu'il y avait un intérêt général impérieux, en l'occurrence le bien-être économique du pays, justifiant la transmission des données à l'ACM.

 

 

La Cour administrative suprême a conclu que la transmission des données pénales était conforme à l'article 8 de la CEDH et à la législation nationale.

 

Elle a également noté que l'ACM avait procédé à une évaluation approfondie des éléments de preuve, y compris des données d'écoutes téléphoniques, lors de la détermination d'une violation de la loi sur la concurrence.

 

La Cour a rejeté l'argument des sociétés requérantes selon lequel l'ACM n'était pas compétente pour intercepter des conversations téléphoniques et donc l'utilisation de ces enregistrements par l'ACM était inacceptable.

 

Elle a souligné que la législation prévoyait explicitement la possibilité de transmettre de telles données à des autorités publiques qui n'avaient pas compétence pour effectuer de telles interceptions.

 

La Cour a également noté que les données d'écoutes téléphoniques avaient été stockées et traitées de manière automatisée, ce qui était conforme à la définition de "traitement de données à caractère personnel".

 

Elle a conclu que les informations sur la prétendue fixation des prix ne pouvaient raisonnablement pas être obtenues d'une manière différente et moins intrusive, étant donné que de tels accords ne sont généralement pas consignés par écrit.

 

En conséquence, la Cour administrative suprême a conclu qu'il n'y avait pas de violation de l'article 8 de la CEDH ni d'autres dispositions conventionnelles dans la transmission des données d'écoutes téléphoniques à l'ACM conformément à la législation nationale.

 

 

Décision de la CEDH : non-violation de l'article 8

Existence d'une ingérence

 

Saisie sur le fondement d'une violation de l'article 8 de la Convention, la CEDH a reconnu que la transmission des données obtenues par l'interception de télécommunications constitue une ingérence distincte dans les droits protégés par l'article 8 de la Convention.

 

Elle a également noté que les sociétés requérantes n'étaient pas informées de cette transmission.

 

La Cour a ensuite évoqué les normes développées dans le contexte des mesures de surveillance secrète.

 

Elle a souligné l'importance d'avoir des règles claires et détaillées concernant ces mesures, afin de prévenir les abus de pouvoir et d'assurer la prévisibilité de la loi.

 

La Cour a souligné que les garanties requises dépendent du contexte et de la nature de l'ingérence en question.

 

Dans le cas présent, la Cour a jugé pertinentes les normes élaborées dans le contexte du partage de matériel de renseignement avec des États étrangers ou des organisations internationales.

 

La Cour a estimé qu'il était de sa responsabilité d'examiner si les mesures de surveillance secrète étaient "conformes à la loi", c'est-à-dire si le droit interne applicable était suffisamment clair quant à l'étendue et aux modalités d'exercice du pouvoir d'appréciation des autorités publiques.

 

Elle a également noté que son attention devait se concentrer sur la manière dont la loi avait été appliquée au requérant dans les circonstances particulières.

 

Enfin, la Cour a rappelé la marge d'appréciation dont disposent les autorités nationales pour évaluer l'existence et l'étendue de la nécessité des mesures de surveillance secrète et elle a souligné que cette marge d'appréciation peut être plus large lorsqu'il s'agit de personnes morales plutôt que de personnes physiques.

 

Une ingérence conforme à la loi

 

 

 

 

La CEDH a noté que l'ingérence avait une base légale en droit néerlandais, précisément l'article 39f de la WJSG et a admis que des méthodes d'enquête pouvaient devoir être utilisées secrètement, et dans ce cas, la transmission des données devait avoir lieu à l'insu des sociétés requérantes.

 

La Cour a souligné qu'il existait une différence entre les mesures d'enquête secrètes et l'ingérence que constitue la transmission de données et elle a affirmé que la transmission de données était un dérivé d'une ingérence qui prévoyait déjà des garanties contre l'arbitraire.

 

Cependant, elle a examiné si le droit interne applicable avait donné une indication adéquate aux sociétés requérantes quant à l'étendue et aux modalités d'exercice du pouvoir discrétionnaire des autorités pour transmettre les données.

 

La Cour a constaté que l'article 39f de la WJSG fixait les limites et les conditions de la transmission de données par le ministère public et a également noté que l'ordonnance sur la transmission fournissait des instructions claires sur l'exercice de ce pouvoir.

 

En examinant les arguments des sociétés requérantes concernant la prévisibilité de la transmission des données, la Cour a conclu que le WJSG indiquait de manière suffisamment prévisible que l'AMN était autorisée à recevoir des données pénales du ministère public que l'autorisation de recevoir ces données n'était pas subordonnée aux pouvoirs d'enquête de l'entité destinataire.

 

 

La Cour en a conclu que le droit applicable avait donné aux sociétés requérantes une indication adéquate des circonstances et des conditions dans lesquelles le ministère public était habilité à recourir à la transmission de données litigieuse et que les autorités avaient dû se coordonner pour identifier les données pertinentes dans l'intérêt général impérieux requis.

 

En conséquence, la Cour a admis que l'ingérence était "prévue par la loi" et a décidé d'examiner l'existence de garanties adéquates pour éviter les abus dans le cadre de la question de savoir si l'ingérence était "nécessaire dans une société démocratique".

 

Un ingérence nécessaire

 

La Cour rappelle que les garanties requises dépendent du contexte, de la nature et de l'ampleur de l'ingérence.

 

Concernant les garanties suffisantes pour éviter les abus dans cette affaire, la Cour note que l'article 39f de la WJSG fixe en droit les limites et les conditions de la transmission de données pénales par le ministère public.

 

L'ordonnance sur la transmission fournit également des orientations claires pour l'exercice de ce pouvoir.

 

De plus, il existe un contrôle judiciaire ex post facto étendu, permettant aux sociétés requérantes de contester la légalité de la transmission des données dans le cadre de la procédure administrative concernant la décision de l'ANM d'imposer une amende.

 

La Cour souligne que les sociétés requérantes avaient également accès à une procédure devant les tribunaux civils pour contester la légalité de la transmission des données.

 

Les tribunaux civils étaient compétents pour statuer sur la légalité de la transmission dans le cadre d'une procédure délictuelle.

 

Ainsi, les tribunaux civils auraient pu empêcher l'utilisation des données par l'ANM si la transmission avait été jugée illégale.

 

La Cour est convaincue que le système mis en place dans le cadre juridique national était suffisamment apte à éviter les abus de pouvoir.

 

Elle estime que l'article 8 de la Convention n'exigeait pas l'autorisation ex ante d'un tribunal dans ce contexte.

 

En ce qui concerne la proportionnalité de l'ingérence, la Cour note que les juridictions internes ont soigneusement examiné les faits, évalué la licéité de la transmission et procédé à une mise en balance adéquate des intérêts en présence.

 

La Cour prend également en compte le fait que la transmission ne concernait qu'une faible proportion des conversations interceptées et que les sociétés requérantes n'ont pas avancé d'arguments remettant en question le but légitime de l'ingérence ou l'équilibre ménagé par les autorités internes dans leur cas particulier.

 

En conclusion, la Cour estime que les autorités nationales ont avancé des raisons pertinentes et suffisantes pour justifier la nécessité et la proportionnalité de la transmission des données aux fins de l'application du droit de la concurrence.