La Grande chambre revient sur l'absolution des gifles
Bouyid c.Belgique [GC] - 28 septembre 2015
Voir aussi le Communiqué de presse du Greffier de la Cour européenne des droits de l'homme, CEDH 292 (2015)
Dans une précédente note (Une petite gifle en passant), nous relations les difficultés avec lesquelles la Cour avait essayé d'atténuer les conséquences de sa jurisprudence constante à propos de la présomption de violences policières.
Pour rappel, cette jurisprudence énonce, schématiquement, qu'une personne qui ressort d'une entrevue avec les forces de l'ordre en portant des traces de coups qu'elle n'avait pas à l'origine, n'a
pas besoin de prouver qu'elle a subi des brutalités policières : la force des apparences est telle que c'est sur l'Etat que repose la charge de démontrer qu'en réalité ses agents n'y sont pour
rien, d'une part, et de mener cette démonstration avec un minimum d'application, d'autre part.
En bref, en cette matière les apparences jouent contre l’État jusqu'à preuve du contraire (violation de l'article 3 de la Convention, volet matériel) ; et lorsqu'une enquête conclut à l'absence de preuve de brutalités, cela ne vaut pas pour autant pour la Cour preuve de l'absence de brutalités, contrairement à ce qui se passe devant bien des juridictions nationales, cela peut simplement vouloir dire que les investigations menées étaient insuffisantes (violation de l'article 3 de la Convention, volet procédural).
Cette jurisprudence, relativement sévère avec les États, avait été tempérée dans l'arrêt Bouyid c. Belgique de novembre 2013 par l'énoncé, un peu maladroit, qu'il fallait que les sévices allégués atteignent un minimum de gravité pour que la jurisprudence de la Cour trouve application.
De la sorte, de simples gifles portées par des policiers à des gardés à vue turbulents, si elles sont bien évidemment interdites et condamnables en soi, ne forment pas pour autant une atteinte aux droits de l'Homme : la gifle peut être sanctionnée comme étant une infraction pénale, une infraction disciplinaire, un quasi-délit civil, voire les trois à la fois, mais pas en tant que violation des droits de l'Homme. De simples gifles, ce n'est pas suffisamment grave pour rentrer dans la définition de ce qu'est "un traitement inhumain ou dégradant".
La solution était compréhensible, mais le souci alors, bien évidemment, c'est que le mécanisme de présomption tiré de la jurisprudence de la Cour ne s'appliquait plus non plus, or il est extrêmement difficile pour quelqu'un qui a effectivement été brutalisé par les forces de l'ordre de pouvoir le prouver par lui-même, surtout lorsque ces brutalités ne sont pas d'une violence extrême. Donc, toutes les procédures nationales qui érigent l'absence de preuve des brutalités en preuve de l'absence de brutalités, pouvaient à nouveau prévaloir quand il n'était question "que" de violences légères.
Le malaise face à cette situation se sentait bien dans l'arrêt de chambre, surtout en lisant les opinion concordantes qui essayaient tant bien que mal à la fois de défendre l'opinion de la chambre et de rappeler qu'il n'était pas permis pour autant de gifler à volonté les prévenus ou suspects, fussent-ils désagréables.
Face à cette situation, qui faisait échapper les petites violences au contrôle de la Cour, le risque était sans doute trop grand de les voir échapper aussi au contrôle des juges nationaux.
En tout cas, la Grande Chambre a décidé, dans son arrêt du 29 septembre, que finalement, de simples gifles assénées à des suspects, étaient suffisamment graves pour constituer des atteintes aux droits de l'Homme et constituaient un comportement inhumain ou dégradant, la Grande Chambre faisant largement appel au concept de dignité humaine (qui est très pratique car très plastique puisqu'en réalité il est très difficile à définir) pour donner un maximum de base légale à sa solution.
Suite à cet arrêt, certains penseront peut-être que n'importe quel suspect pourra désormais inventer de toutes pièces l'existence de petites violences policières commises à son encontre, lesquels sont plus faciles à simuler que des sévices graves, dans le seul but de se venger de ces forces de l'ordre et en espérant que la présomption posée par la Cour suffira à lui donner raison sans qu'il ait besoin d'apporter des preuves des violences.
C'est sans doute une crainte infondée : il suffira qu'une enquête, suffisamment sérieuse pour ne pas être soupçonnée de complaisance, sur ces allégations parvienne à conclure que c'est une
invention pure et simple, pour que la présomption tombe et que la supercherie soit éventée.
Le véritable danger, à mon sens, se situe dans le raisonnement par analogie qui pourrait être trouvé entre les violences légères commises par les forces de l'ordre sur un justiciable (gifles, bousculades, soufflets) et d'autres violences légères commises dans un autre cadre, par exemple par des parents sur leurs enfants.
Car la tentation de vouloir imposer aux États une répression pénale des fessées, claques, panpan-culcul et autres soufflets se fait beaucoup entendre de nos jours.
Sur la base d'une analogie rapide certains pourraient reprocher aux États qui ne répriment pas ces châtiments d'attenter aux droits tirés de l'article 3 de la Convention, en appelant à la
rescousse de leur argumentaire la jurisprudence Bouyid c. Belgique.
Évidemment, cela supposerait d'oublier que, dans le cadre policier, les violences même légères ne sont pas interdites en soi, mais uniquement lorsqu'elles ne sont pas justifiées (comme la Grande
Chambre le rappelle au passage) car bien évidemment un justiciable violent ou dangereux peut se voir opposer une force légitime et personne ne reprochera à un policier d'avoir asséné une claque
retentissante à un gardé à vue qui, par exemple, se serait lui-même montré violent (contre un policier, un interprète, un avocat, etc.).
Donc, l'analogie avec la correction parentale supposerait aussi d'examiner s'il n'y a pas de justification à la fessée ou à la gifle reçue par l'enfant.
Or, débattre ce qu'est une justification légitime à une tape sur les fesses d'un enfant turbulent, ce serait un bien "vaste programme".
De plus, cela se heurterait très certainement aux positions de principe qui énoncent qu'aucune violence, aussi légère soit-elle, contre un enfant n'est justifiable, quelle que soit la circonstance.
Peut-être que la solution la plus simple serait d'énoncer que la question des violences commises par les agents de l’État (police, gardiens de prison, militaires, douaniers, etc.) forme un sujet
très à part dans une société démocratique et que les jurisprudences relatives à ces questions, quels que soient les articles de la Convention en cause, sont forcément particulières et
difficilement transposables à d'autres situations.