La CEDH ne reproche pas à la France la condamnation d'un journaliste pour recel de violation du secret professionnel, à la suite de la publication dans la presse d’un portrait-robot établi dans le cadre d’une enquête en cours
Sellami c. France - 17 décembre 2020 - no 61470/15
Pas de communiqué du Greffier sur cet arrêt
La requête concerne, au regard de l’article 10 de la Convention, la condamnation d'un journaliste pour recel de violation du secret professionnel, à la suite de la publication d’un portrait-robot établi par les services de police dans le cadre d’une enquête en cours.
FAITS
Le 23 décembre 2011, deux femmes furent victimes de viol à Paris.
Le 28 décembre 2011, une mineure âgée de quinze ans fut violée aussi.
Le 30 décembre 2011, un portrait-robot du suspect fut établi par les services de l’identité judiciaire sur la base du témoignage de la troisième victime.
Le 6 janvier 2012, ce portrait-robot et des photographies du suspect furent diffusés sur l’intranet des directions de la police judiciaire de Paris et de Versailles.
Le 11 janvier 2012, l’existence du portrait-robot fut révélée par le magazine Le Nouveau Détective.
Le 12 janvier 2012, le quotidien Le Parisien consacra une page entière à cette information en publiant, dans sa rubrique « Faits divers », trois articles rédigés par le requérant, dont l'un titrait « Il agit comme un prédateur » le dessin d’un homme coiffé d’un bonnet avec la mention « Le portrait-robot de l’homme » et sa description.
Le 13 janvier 2012, dès lors qu’il était apparu que le portrait-robot ne correspondait pas au suspect, ultérieurement identifié par photographies, le juge d’instruction et la direction de la police judiciaire décidèrent de diffuser un appel à témoins en rendant publique une photographie de l’individu recherché.
Procédure interne
Le 19 janvier 2012, le commissaire D. adressa un rapport à sa hiérarchie pour dénoncer la violation du secret de l’instruction qu’avait révélée, selon lui, la publication du portrait-robot dans l’article du Parisien le 12 janvier 2012.
Le procureur de la République ordonna une enquête.
Le 3 septembre 2012, le requérant fut cité à comparaître devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir « sciemment recelé un portrait-robot, qu’il savait provenir d’un délit, en l’espèce, une violation du secret professionnel ».
Le 21 novembre 2012, le tribunal correctionnel de Paris déclara le requérant coupable et le condamna à une amende de huit mille euros, aux motifs que
- « le portrait-robot incriminé [était] bien une pièce de la procédure de l’information judiciaire » et qu’il était à ce titre « soumis au secret de l’instruction au sens de l’article 11 du code de procédure pénale »;
- « si l’auteur des faits de violation du secret de l’instruction n’a pas pu être identifié pas plus que n’ont été découvertes les conditions dans lesquelles [le requérant] est entré en possession de ce portrait, il n’en reste pas moins certain qu’il n’a pu parvenir jusqu’à lui qu’à la suite d’une infraction, ce que, en sa qualité de journaliste professionnel et expérimenté, il ne pouvait ignorer »;
- « la détention et l’utilisation en connaissance de cause de ce portrait-robot par une personne autre que celles ayant en charge le cours de l’information judiciaire et hors ce cadre procédural constitue bien le délit de recel de violation du secret professionnel au sens de l’article [11 du code de procédure pénale] et de l’article 321-1 du code pénal ».
- les poursuites engagées à l’encontre du requérant ne méconnaissaient pas le droit à la liberté d’expression protégé par l’article 10 de la Convention et la jurisprudence de la Cour, car « la diffusion du portrait-robot, qui a été faite hors le cadre de la procédure réglementée de l’appel à témoin, ne pouvait rien apporter d’utile à l’enquête mais au contraire qu’elle en a compromis le déroulement » et « le souci premier [du requérant] n’était pas d’informer utilement ses lecteurs mais de faire un scoop, au mépris du respect du secret de l’instruction ».
Le 16 janvier 2014, la cour d’appel de Paris confirma le jugement, tout en réduisant la peine à une amende de trois mille euros.
Le 09 juin 2015, la Cour de cassation rejeta le pourvoi au motif, notamment, que « la cour d’appel a justifié sa décision, sans méconnaître les dispositions de l’article 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, dès lors que la liberté d’expression peut être soumise à des restrictions nécessaires à la protection de la sûreté publique et la prévention des crimes, dans lesquelles s’inscrivent les recherches mises en œuvre pour interpeller une personne dangereuse (...) »
DECISION DE LA CEDH
La CEDH constate que les parties s’accordent pour reconnaître que la condamnation pénale du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la Convention.
Pareille immixtion enfreint l’article 10 de la Convention, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et « nécessaire » dans une société démocratique afin d’atteindre le ou lesdits buts.
La CEDH rappelle ensuite qu’elle a déjà jugé que la condamnation d’un journaliste pour recel de violation du secret professionnel sur le fondement de l’article 321-1 du code pénal, répond à l’exigence de prévisibilité de la loi au sens de l’article 10 de la Convention (Dupuis et autres, précité, § 31, Hacquemand c. France (décision), no 17215/06, 30 juin 2009, et Ressiot et autres, précité, § 107-108).
La CEDH conclut qu'elle ne voit aucune raison de s’écarter d’un tel constat en l’espèce.
Ensuite, la CEDH rappelle qu'elle a déjà considéré qu’une ingérence fondée sur la nécessité de garantir le respect du secret de l’instruction tendait à garantir la bonne marche d’une enquête et à protéger ainsi l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire (Ressiot et autres, précité, § 109, et Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, §§ 46-47, CEDH 2016).
En l’espèce, eu égard aux circonstances de l’affaire, la Cour estime que l’ingérence reposait sur la nécessité de protéger le secret dont doivent pouvoir bénéficier les informations relatives à la conduite d’une enquête pénale et, plus généralement, de garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire et poursuivait donc un but revêtant un caractère légitime.
La CEDH aussi rappelle que la manière dont une personne obtient connaissance d’informations considérées comme confidentielles ou secrètes peut jouer un certain rôle dans la mise en balance des intérêts à effectuer dans le cadre de l’article 10, mais qu’il n’est pas nécessairement déterminant, dans l’appréciation de la question de savoir si un journaliste a respecté ses devoirs et responsabilités au moment de leur publication, d’établir qu’il s’est procuré les informations litigieuses de manière illicite (Bédat, précité, § 56‑57).
En l’espèce, la Cour note que les juridictions internes ont estimé le requérant, journaliste de profession, ne pouvait pas ignorer que le portrait‑robot qu’il détenait et qu’il s’apprêtait à publier était couvert par le secret de l’instruction. Dans son arrêt du 16 janvier 2014, la cour d’appel a relevé que l’appel téléphonique que le requérant avait admis avoir passé, le 4 janvier 2012, au commissaire D., chef du service en charge de l’enquête, confirmait le fait qu’il n’ignorait pas qu’une information judiciaire avait été ouverte et que le portrait-robot qu’il s’était procuré, concomitamment ou postérieurement, ainsi qu’il l’avait lui-même précisé, était issu de cette procédure.
La Cour qui note, avec la cour d’appel, que le requérant a refusé de s’expliquer sur la manière dont il était entré en possession du portrait-robot litigieux et ne relève, au cas d’espèce, aucune atteinte à la protection des sources des journalistes n’identifie aucune raison sérieuse de remettre en cause le raisonnement tenu par les juridictions internes et la solution à laquelle elles sont parvenues en caractérisant, dans le présente affaire, le délit de recel.
La Cour note aussi que la publication du portrait-robot litigieux, accompagné d’un court commentaire en légende, s’est inscrite dans le cadre d’un ensemble d’articles tous signés du requérant et portant, sur une page entière, sur une série de viols et d’agressions, qui semblaient impliquer un même auteur. La présentation de ce portrait-robot s’est accompagnée d’une mise en scène particulière : alors que la page était titrée « La police parisienne traque un violeur en série », il était présenté dans une colonne spécifique, sur un fond de couleur différente du reste de la page, sous le titre « Il agit comme un prédateur », placé juste à côté de la photo d’illustration montrant au premier plan une femme marchant seule, vue de dos. Conformément à l’appréciation des juridictions internes, la Cour estime que ces choix éditoriaux ne laissent guère de doute quant à l’approche sensationnaliste que le requérant avait retenue s’agissant de cette partie de la publication (voir, mutatis mutandis, Bédat, précité, § 60).
En outre, la Cour souligne le fait que le portrait-robot litigieux, initialement réalisé à l’aide de la description faite par une seule victime, ne correspondait plus, à la date de sa publication, au signalement de l’auteur présumé des faits, les investigations ayant entretemps permis d’obtenir plusieurs photographies du suspect. C’est donc à juste titre que les juridictions internes ont relevé que le requérant avait publié ce portrait-robot en le présentant comme correspondant au signalement du violeur en série, sans se préoccuper de sa fiabilité ou de son effet sur l’information judiciaire en cours au mépris des devoirs et responsabilités des journalistes que comporte l’exercice de la liberté d’expression.
Sur la question de savoir si le contenu de la publication litigieuse et, en particulier, les informations qui étaient couvertes par le secret de l’instruction, étaient de nature à nourrir le débat public sur le sujet en question (Bédat, précité, § 64), la Cour reconnaît que le sujet à l’origine de l’article, à savoir l’enquête pénale ouverte sur une série de viols et de blessures à l’arme blanche commis sur des femmes à Paris et dans sa banlieue, relevait de l’intérêt général.
Pour autant, la Cour renvoie aux constats selon lesquels, d’une part, l’approche sensationnaliste retenue pour la présentation du portrait-robot visait avant tout à satisfaire la curiosité du public, et, d’autre part, l’information diffusée était inexacte et ne pouvait, à la différence des autres articles rédigés par le requérant, qu’induire les lecteurs en erreur (paragraphes 55-56 ci-dessus). Dans ces conditions, même si son intention initiale pouvait être de s’associer par cette diffusion à la résolution de l’enquête, le requérant n’a pas démontré en quoi la publication du portrait-robot litigieux était de nature à nourrir d’une manière quelconque un débat public sur l’enquête en cours.
Dès lors, la CEDH n’identifie aucune raison sérieuse de remettre en cause l’appréciation retenue par les juridictions internes qui ont considéré que l’intérêt d’informer le public ne justifiait pas l’utilisation de la pièce de la procédure en litige.
Tout en soulignant que les droits garantis, respectivement, par les articles 10 et 6 méritent a priori un égal respect, la Cour rappelle qu’il est légitime de vouloir accorder une protection particulière au secret de l’instruction compte tenu de l’enjeu d’une procédure pénale, tant pour l’administration de la justice que pour le droit au respect de la présomption d’innocence des personnes mises en examen (Dupuis et autres, précité, § 44).
La CEDH souligne que le secret de l’instruction sert à protéger, d’une part, les intérêts de l’action pénale, en prévenant les risques de collusion ainsi que le danger de disparition et d’altération des moyens de preuve et, d’autre part, les intérêts du prévenu, notamment sous l’angle de la présomption d’innocence et, plus généralement, de ses relations et intérêts personnels. Il est en outre justifié par la nécessité de protéger le processus de formation de l’opinion et de prise de décision du pouvoir judiciaire. Elle rappelle en outre qu’on ne saurait attendre d’un gouvernement qu’il apporte la preuve, a posteriori, que ce type de publication a eu une influence réelle sur les suites de la procédure. Le risque d’influence sur la procédure justifie en soi que des mesures dissuasives, telles qu’une interdiction de divulgation d’informations secrètes, soient adoptées par les autorités nationales (Bédat, précité, § 70).
61. Dans la présente affaire, les juridictions internes ont considéré que la parution de l’article litigieux avait entravé le déroulement normal des investigations. Elles ont relevé en effet que la publication du portrait-robot avait été interprétée par certains lecteurs, alors même qu’elle n’était pas à l’initiative des services chargés de l’enquête, comme un appel à témoins. Cela a eu pour effet de provoquer de nombreux appels téléphoniques aux services de police et a conduit le juge d’instruction et la direction de la police judiciaire à mettre en œuvre, dès le lendemain de la parution de l’article, la procédure d’appel à témoins avec diffusion d’une photographie de l’homme recherché. C’est à juste titre qu’elles ont relevé, par des décisions dûment motivées, que l’auteur de cette publication a choisi d’interférer dans le déroulement de l’enquête qui se trouvait alors dans la phase la plus délicate de l’identification et de l’interpellation du suspect.
La CEDH, qui relève également les conséquences psychologiques que la publication litigieuse a entraînées pour les victimes qui se sont constituées parties civiles ainsi que la circonstance que le suspect a pris la fuite en Belgique, n’identifie aucune raison sérieuse de remettre en cause l’appréciation selon laquelle cette publication a exercé une influence négative sur la conduite de la procédure pénale.
La CEDH rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, Bédat, précité, § 79). Par ailleurs, la Cour doit veiller à ce que la sanction ne constitue pas une forme de censure. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, une sanction risque de dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elle est de nature à entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle. À cet égard, il peut arriver que le fait même de la condamnation importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (ibidem). La Cour rappelle que la position dominante des institutions de l’État commande aux autorités de faire preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale (Morice, précité, § 176).
En l’espèce, la CEDH estime que le recours à la voie pénale, ainsi que la peine infligée au requérant, à savoir une amende de trois mille euros au lieu des huit mille initialement fixés par le tribunal correctionnel, la cour d’appel ayant décidé de sanctionner les faits reprochés dans une plus juste mesure n’ont pas constitué une ingérence disproportionnée dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Dans ces conditions, aux yeux de la Cour, on ne saurait considérer qu’une telle sanction risque d’avoir un effet dissuasif sur l’exercice de la liberté d’expression du requérant ou de tout autre journaliste souhaitant informer le public au sujet d’une procédure pénale en cours (voir, mutatis mutandis, Bédat, précité, § 81).
Au vu de tout ce qui précède, et compte tenu de la marge d’appréciation dont disposent les États et du fait que l’exercice de mise en balance des différents intérêts en jeu a été valablement effectué par les juridictions nationales qui ont appliqué les critères pertinents au regard de sa jurisprudence, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.