Droit au procès équitable et procédures disciplinaires : l'affaire Thierry c. France

 

Spontanément, on pourrait penser que le respect du droit à un procès équitable, en matière de procédures disciplinaires, relèverait de l'article 6 §1 de la Convention dans son aspect pénal.

 

Une association d'idée lie aisément le disciplinaire au pénal.

 

En réalité, la CEDH accepte plus facilement de rattacher le disciplinaire au civil (sauf s'il s'agit des pénalités à peine déguisées) car elle envisage aisément la sanction disciplinaire dans ses effets civils et/ou ses conséquences pécuniaires.

 

Ce paradoxe apparent se voit clairement dans une affaire récente, Thierry c. France, où un ancien OPJ contestait le retrait de son habilitation d'OPJ, qui était le fruit d'une décision disciplinaire prise en conséquence d'une procédure pénale lancée contre lui.

 

 

 

 

Communique De la Greffière de la Cour          CEDH 067 (2023)

02.03.2023

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La Cour déclare irrecevable la requête de l’ancien commissaire divisionnaire Thierry portant sur la procédure disciplinaire dont il avait fait l’objet en jugeant manifestement mal fondé le grief tiré de la violation de l’article 6 § 1.

 

Dans sa décision rendue dans l’affaire Thierry c. France (requête no 37058/19), la Cour européenne des droits de l’homme déclare, à l’unanimité, la requête irrecevable, ayant rejeté le grief tiré de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention comme manifestement mal fondé. Cette décision est

définitive.

 

L’affaire concerne la procédure disciplinaire dont le requérant, alors commissaire divisionnaire de police à la tête de l’Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS), a fait l’objet, au terme de laquelle son habilitation à exercer les attributions attachées à la qualité d’officier de police judiciaire (OPJ) a été suspendue.

Le requérant soutient que la procédure suivie a méconnu les exigences du procès équitable. La Cour relève, d’une part, que la commission de recours des OPJ, auprès de laquelle le requérant déposa une requête aux fins d’annulation de la décision de retrait de son habilitation qui avait été prise par la procureure générale près la cour d’appel de Paris, dispose non seulement du pouvoir d’annulation

des sanctions contestées devant elle, mais aussi du pouvoir de réformation et, d’autre part, que le contrôle qu’elle exerce porte sur l’exactitude matérielle des faits, leur qualification juridique et la proportionnalité de la sanction.

Dans la présente affaire, la Cour constate que la commission de recours des OPJ a exercé un entier contrôle du bien-fondé de la sanction prononcée, y compris en ce qui concerne sa proportionnalité.

La Cour note en outre que la commission de recours a pris en compte tant le passé et la manière de servir du requérant que la gravité des faits qui lui étaient reprochés et sa place dans la hiérarchie.

Elle en déduit que l’étendue d’un tel contrôle coïncide avec celle du contrôle de « pleine juridiction » au sens de sa jurisprudence.

De l’ensemble de ces éléments, la Cour conclut que le recours présenté par le requérant à l’encontre de la mesure disciplinaire dont il avait fait l’objet a conduit la commission de recours à exercer un contrôle d’une étendue suffisante en suivant une procédure dont elle relève qu’il n’est ni soutenu ni établi qu’elle aurait méconnu les exigences attachées au droit à un procès équitable. Dans ces conditions, elle rejette le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention comme manifestement mal fondé.

 

Principaux faits

Le requérant, M. François Thierry, est un ressortissant français né en 1968 et résidant à Paris.

Le 24 août 2017, M. Thierry fut mis en examen pour complicité de détention, transport, acquisition, offre ou cession de stupéfiants et complicité d’exportation de stupéfiants en bande organisée pour avoir organisé, en 2015, des opérations de livraison de plusieurs tonnes de stupéfiants par l’intermédiaire d’un informateur, les stupéfiants ayant ensuite échappé au contrôle de l’OCRTIS avant d’être dispersés en France et à l’étranger.

Le 29 août 2017, il fut convoqué par la procureure générale près la cour d’appel de Paris à une audition aux fins de retrait de son habilitation d’OPJ dans le cadre d’une procédure disciplinaire engagée sur le fondement de l’article R. 15-6 du code de procédure pénale (CPP).

Le 17 septembre 2017, la procureure générale accorda un entretien à la presse.

Les 20 et 21 septembre 2017, M. Thierry, assisté de deux avocats, fut auditionné par la procureure générale. Par un arrêté du 5 octobre 2017, cette dernière prononça le retrait de l’habilitation du requérant à exercer les attributions attachées à la qualité d’OPJ.

M. Thierry forma un recours gracieux contre l’arrêté auprès de la procureure générale. Le 7 novembre 2017, cette dernière rejeta le recours, au motif qu’elle n’avait trouvé aucune raison valable de revenir sur la décision contestée.

M. Thierry déposa une requête auprès de la commission de recours des OPJ aux fins d’annulation de la décision de retrait de l’habilitation. Le 7 mars 2018, assisté de deux avocats, il fut auditionné par la commission de recours. Le 4 avril 2018, cette dernière réforma le retrait d’habilitation et le ramena à une suspension de l’habilitation à exercer les attributions attachées à la qualité d’OPJ pendant une

durée de deux ans.

M. Thierry se pourvut en cassation contre la décision du 4 avril 2018. La chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant.

 

Griefs, procédure et composition de la Cour

La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 5 juillet 2019.

Invoquant l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable), le requérant soutient que le procureur général, par son statut, ne remplit pas l’exigence d’indépendance requise, que le cumul des fonctions de poursuite, d’instruction et de jugement entre ses mains dans le cadre de la procédure dont il a fait l’objet, qu’il qualifie de pénale et non de disciplinaire, ne respecte pas l’exigence d’impartialité, qu’en accordant un entretien à la presse alors que la procédure était en cours, la procureure générale a manqué à son devoir d’impartialité et, enfin, que les principes d’égalité des armes et du contradictoire ont été méconnus dans la mesure où la procureure générale n’aurait pas soumis au débat certains éléments qu’elle tenait de la procédure pénale menée en parallèle. Invoquant l’article 6 § 2 (présomption d’innocence), le requérant soutient que la procédure disciplinaire a été engagée sur la base d’éléments tirés de la procédure pénale dont il faisait également l’objet, toujours en cours au moment de l’introduction de la requête, ce qui aurait porté atteinte à son droit à la présomption d’innocence.

La décision a été rendue par une chambre de sept juges, composée de :

Georges Ravarani (Luxembourg), président,

Carlo Ranzoni (Liechtenstein),

Mārtiņš Mits (Lettonie),

María Elósegui (Espagne),

Mattias Guyomar (France),

Kateřina Šimáčková (République tchèque),

Mykola Gnatovskyy (Ukraine),

ainsi que de Victor Soloveytchik, greffier de section.

 

Décision de la Cour

Faisant application de sa jurisprudence dans l’affaire Vilho Eskelinen et autres c. Finlande, la Cour relève que le droit interne n’exclut pas l’accès à un tribunal à un OPJ qui entendrait contester le retrait ou la suspension de son habilitation à exercer ses fonctions ; elle en conclut à l’application de l’article 6 § 1 sous son volet civil.

 

Article 6 § 1

La Cour note que les griefs présentés par le requérant portent uniquement sur la première étape de la procédure disciplinaire, qui s’est déroulée devant la procureure générale.

En ce qui concerne le caractère suffisant ou non du contrôle juridictionnel, la Cour souligne, d’une part, que la commission de recours dispose non seulement du pouvoir d’annulation des sanctions contestées devant elle mais aussi du pouvoir de réformation (article R. 15-14 du CPP). D’autre part, elle note que le contrôle qu’elle exerce porte sur l’exactitude matérielle des faits, leur qualification juridique et la proportionnalité de la sanction.

À cet égard, la Cour rappelle que les points de fait revêtent une importance déterminante pour l’issue d’une procédure disciplinaire relative à des droits et obligations de caractère civil.

En ce qui concerne l’examen du bien-fondé de la sanction, dans la présente affaire, la Cour observe que la commission de recours des OPJ a exercé un entier contrôle, y compris sur la proportionnalité de la sanction prononcée. Après s’être livrée à une appréciation de la matérialité des griefs, elle a d’ailleurs jugé la sanction disproportionnée et a réformé le retrait d’habilitation en le ramenant à une suspension pour une durée de deux ans, après avoir écarté certains des griefs retenus par la procureure générale contre le requérant.

La Cour note en outre que la commission de recours a pris en compte tant le passé et la manière de servir du requérant que la gravité des faits qui lui étaient reprochés et sa place dans la hiérarchie.

L’étendue d’un tel contrôle coïncide avec celle du contrôle de « pleine juridiction » au sens de la jurisprudence de la Cour.

Il résulte de ce qui précède que le recours présenté par le requérant à l’encontre de la mesure disciplinaire dont il avait fait l’objet a conduit la commission de recours à exercer un contrôle d’une étendue suffisante en suivant une procédure dont il n’est ni soutenu ni établi qu’elle aurait méconnu les exigences attachées au droit à un procès équitable.

Au demeurant, la Cour relève que la commission est composée de trois magistrats du siège de la Cour de cassation, qu’une audience a été tenue au cours de laquelle le requérant et ses avocats ont pu prendre la parole et revenir sur les faits, que les principes d’égalité des armes et du contradictoire ont bien été respectés dès ce stade, le requérant ayant pris connaissance des éléments soumis au débat et ayant pu y répondre et, enfin, qu’elle a statué sur son recours par une décision motivée en droit comme en fait. La Cour relève au surplus que les décisions de la commission de recours sont susceptibles de faire l’objet d’un pourvoi en cassation. En l’espèce, s’agissant du contrôle exercé ultérieurement dans le cadre du pourvoi en cassation formé par le requérant, la Cour note que la Cour de cassation a procédé à un contrôle pour violation de la loi de la décision de la commission de

recours.

Cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

 

Article 6 § 2

La Cour relève que le requérant n’a soulevé ce grief ni devant la commission de recours ni à l’appui de son pourvoi en cassation. Il s’ensuit que cette partie de la requête est irrecevable en raison du non-épuisement des voies de recours internes.

La décision n’existe qu’en français

.

 

Rédigé par le greffe, le présent communiqué ne lie pas la Cour. Les décisions et arrêts rendus par la Cour, ainsi que des informations complémentaires au sujet de celle-ci, peuvent être obtenus sur www.echr.coe.int.