Conflit entre la liberté d'expression et le droit à la vie privée : Affaire C8 (Canal 8) c. France

 

L'exercice de deux droits fondamentaux peuvent donner lieu à un dilemme, un conflit de droits. C'est assez classique en matière de liberté d'expression, parce que son exercice peut menacer de violer le droit fondamental d'autrui, surtout lorsque cette expression prend une tournure outrancière.

 

Comment trancher dans ce cas ?

 

En étant prudent : la CEDH laisse une "large marge d’appréciation" aux Etats pour décider comment réglementer les propos outranciers.

 

Ci-dessous, un exemple récent où la CEDH souligne, et la "large marge d’appréciation dont l’État défendeur disposait en l’espèce au regard de l’article 10 de la Convention" et aussi le "fait que des éléments intimes de la vie privée des victimes du canular se sont trouvés exposés au public [...] après avoir souligné que la séquence litigieuse véhiculait des stéréotypes de nature à stigmatiser les personnes homosexuelles, ont fait prévaloir le droit au respect de la vie privée des personnes piégées par le canular téléphonique sur la liberté d’expression de la société requérante".

 

 

Principaux faits

 

La société requérante, C8 (Canal 8), société de droit français, est un service de télévision ayant son siège à Issy-les-Moulineaux. L’émission « Touche pas à mon poste » est une émission télévisée de divertissement consacrée à l’actualité de la télévision et des médias. Animée par C.H., accompagné de plusieurs chroniqueurs et chroniqueuses réguliers, l’émission consiste en discussions autour de l’actualité télévisuelle, ainsi qu’en des jeux et des séquences humoristiques. Cette émission de télévision a suscité de nombreuses polémiques et de multiples plaintes de téléspectateurs auprès du CSA.

Le 7 décembre 2016 à 20 heures 45, dans le cadre d’une chronique dont l’objet est de montrer aux téléspectateurs ce qui se passe « hors antenne », la société requérante diffusa une séquence qui s’était déroulée pendant une interruption publicitaire, au cours de laquelle l’animateur C.H., prétextant un jeu, avait amené une des chroniqueuses de l’émission, qui avait les yeux fermés, à poser la main sur son pantalon, au niveau de son sexe, sans que cette séquence ne fasse apparaître qu’elle aurait été prévenue ni que son consentement aurait été recueilli.

Cette séquence suscita plus de mille trois cent cinquante plaintes auprès du CSA, et plusieurs associations de défense des droits des femmes le saisirent d’une demande tendant à ce que la société requérante soit mise en demeure. Par une décision du 7 juin 2017, le CSA prononça à l’encontre de la société requérante à titre de sanction, la suspension pendant deux semaines de la diffusion des séquences publicitaires au sein de l’émission « Touche pas à mon poste », ainsi que pendant les quinze minutes précédant et suivant l’émission, cette sanction s’appliquant aux émissions diffusées en direct comme à celles rediffusées. Invoquant notamment l’article 10 de la Convention, la société requérante saisit le Conseil d’État d’une demande d’annulation de cette décision. Le 18 juin 2018, le Conseil d’État rejeta la requête.

Le 18 mai 2017, à partir de 23 heures 25, dans le cadre de l’émission « Touche pas à mon poste », C.H. s’entretint en direct avec sept personnes qui téléphonaient en réponse à une petite annonce qu’il avait publiée sur un site Internet de rencontres. Dans cette petite annonce intitulée « Homme recherche rencontres sans tabou » et accompagnée d’une photo d’un torse musclé, C.H. se faisait passer pour une personne bisexuelle. Il indiquait son adresse, son âge (26 ans) et précisait ceci : « [...] cherche relation courte ou longue selon le feeling, bisexuel, je vous invite à déjeuner ... et qui sait, peut-être qu’après je vous dégusterai ... Je suis joignable au (...) à partir de 22 heures ; PS : J’aime quand on m’insulte ! ». D’après le Gouvernement, les voix des personnes qui passèrent à l’antenne « ne [furent] vraisemblablement pas modifiées ».

L’émission provoqua de nombreuses réactions dès le lendemain de sa diffusion. Le 23 mai 2017, le CSA publia un communiqué de presse dans lequel il indiquait avoir reçu plus de vingt-cinq mille plaintes relatives à cette séquence. Par une décision du 26 juillet 2017, le CSA prononça à l’encontre de la société requérante une sanction pécuniaire de 3 000 000 EUR.

Invoquant notamment l’article 10 de la Convention, la société requérante saisit le Conseil d’État d’une demande d’annulation de cette décision. Le 18 juin 2018, le Conseil d’État rejeta la requête. Estimant que la sanction prononcée contre elle était fondée sur des faits matériellement inexacts et était donc injustifiée, la société requérante saisit le CSA d’une demande tendant au retrait de cette sanction. Le CSA rejeta cette demande au motif que sa décision ne contenait aucun détail relatif aux plaignants ou aux victimes et, au surplus, qu’il en allait de même de la décision du Conseil d’État du 18 juin 2018. Le 28 septembre 2020, Conseil d’État rejeta le recours de la société requérante dirigé contre ce refus. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour décide de les examiner conjointement.

 

Griefs, procédure et composition de la Cour

 

La société requérante se plaint d’une violation de l’article 10 (liberté d’expression). Les requêtes ont été introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme le 12 décembre 2018 et le 11 décembre 2018. L’arrêt a été rendu par une chambre de sept juges.

 

Décision de la Cour

Article 10

 

La Cour note que la société requérante ne conteste pas que les sanctions litigieuses étaient prévues par la loi et qu’elles poursuivaient un but légitime, au sens du second paragraphe de l’article 10. En premier lieu, la Cour souligne que, s’agissant des deux ingérences litigieuses, la société requérante a bénéficié de garanties procédurales. Les procédures de sanction ont en effet été précédées d’une mise en demeure, et la décision de les engager a été prise par un rapporteur indépendant, membre de la juridiction administrative, nommé par le vice-président du Conseil d’État. La société requérante a eu la possibilité de contester ces décisions devant un organe judiciaire investi d’un pouvoir de pleine juridiction en saisissant le Conseil d’État de recours en annulation, qui ont été rejetés par deux décisions motivées, à l’issue d’une procédure contradictoire dont la société requérante ne met pas en cause l’équité. En deuxième lieu, la Cour rappelle, que les séquences litigieuses n’étaient porteuses d’aucune information, opinion ou idée, au sens de l’article 10 de la Convention. Rien de ce qui y était exprimé, que ce soit par les mots, les comportements ou les images, ne se rattachait en effet d’une quelconque manière à un sujet d’intérêt général. Ces séquences s’inscrivaient dans le cadre d’une émission de pur divertissement qui n’a d’autre ambition que d’attirer, dans un but commercial, le plus large public possible. La Cour en déduit que l’État défendeur disposait d’une large marge d’appréciation pour juger de la nécessité de sanctionner la société requérante, au titre de la protection des droits d’autrui, en raison du contenu de ces séquences. En troisième lieu, s’agissant de la circonstance que les séquences litigieuses se voulaient humoristiques et s’inscrivaient dans le cadre d’une émission de pur divertissement, la Cour rappelle que, si les formes d’expression qui cultivent l’humour sont protégés par l’article 10 de la Convention, elles n’échappent pas pour autant aux limites définies au paragraphe 2 de cette disposition. Le droit à l’humour ne permet pas tout, et quiconque se prévaut de la liberté d’expression assume « des devoirs et des responsabilités ». Concernant la sanction prononcée le 7 juin 2017, la Cour ne voit aucune raison de se départir de l’appréciation du CSA et du Conseil d’État, qui repose sur des motifs pertinents et suffisants. Au vu de la séquence litigieuse, elle considère que la mise en scène du jeu obscène entre l’animateur vedette et une de ses chroniqueuses ainsi que les commentaires graveleux que celui-ci a suscités véhiculent une image stéréotypée négative et stigmatisante des femmes.
Concernant la sanction prononcée le 26 juillet 2017 et de même que pour la séquence du 7 décembre 2016, la Cour ne voit aucune raison de se départir de l’appréciation du CSA et du Conseil d’État, qui repose sur des motifs pertinents et suffisants. Au vu de la séquence litigieuse, elle considère que, tant par son principal objet que par l’attitude de l’animateur vedette et la situation dans laquelle il a délibérément placé les personnes qu’il avait piégées, le canular téléphonique véhiculait une image stéréotypée négative et stigmatisante des personnes homosexuelles. En outre, il est manifeste que la diffusion à la télévision de propos d’une personne relatifs à ses préférences ou pratiques sexuelles ou à son anatomie intime, sans son consentement préalable et sans dispositif destiné à prévenir son identification, constitue une atteinte à sa vie privée. La liberté d’expression dont la société requérante se prévaut au titre de l’article 10 doit donc ici être mise en balance avec le droit au respect de la vie privée énoncé par l’article 8 de la Convention. Compte-tenu de la large marge d’appréciation dont l’État défendeur disposait en l’espèce au regard de l’article 10 de la Convention et du fait que des éléments intimes de la vie privée des victimes du canular se sont trouvés exposés au public, la Cour souscrit à la solution retenue par le CSA et le Conseil d’État qui, après avoir souligné que la séquence litigieuse véhiculait des stéréotypes de nature à stigmatiser les personnes homosexuelles, ont fait prévaloir le droit au respect de la vie privée des personnes piégées par le canular téléphonique sur la liberté d’expression de la société requérante. Par ailleurs, la Cour relève que la décision du CSA de sanctionner la société requérante en raison des séquences litigieuses repose également sur la prise en compte du comportement de cette dernière qui, en particulier dans le cadre de l’émission « Touche pas à mon poste », avait précédemment multiplié les manquements à ses obligations déontologiques et passé outre aux mises en garde et mises en demeures qui lui avaient été subséquemment adressées. À cela s’ajoute la circonstance relevée par le CSA et soulignée par le Gouvernement que cette émission rencontre un écho particulier auprès du jeune public, si bien qu’un nombre significatif de mineurs et jeunes adultes se sont ainsi trouvé exposés à des séquences de nature à banaliser la dégradation de l’image des femmes et des personnes homosexuelles. En ce qui concerne la sévérité des sanctions litigieuses, la Cour relève l’indéniable sévérité des sanctions prononcées contre la société requérante. La lourdeur de ces sanctions, dont le caractère pécuniaire est particulièrement adapté, en l’espèce, à l’objet purement commercial des comportements qu’elles répriment, doit par ailleurs être relativisée à la lumière de l’échelle des sanctions prévue par l’article 42-1 de la loi du 30 septembre 1986 sur la liberté de communication. Le CSA avait en effet la possibilité de prendre des mesures encore plus sévères : suspendre l’autorisation d’exploitation ou d’une partie du programme pour une durée allant jusqu’à un mois ; réduire la durée de l’autorisation dans la limite d’une année ; prendre ensemble une sanction pécuniaire et une mesure de suspension ; retirer l’autorisation. En conclusion, les séquences litigieuses n’étant porteuses d’aucune information, opinion ou idée, au sens de l’article 10 de la Convention, n’ayant en aucune manière contribué à un débat d’intérêt général, et étant attentatoires à l’image des femmes, pour l’une, et de nature à stigmatiser les personnes homosexuelles et à porter atteinte à la vie privée, pour l’autre, la Cour considère, eu égard aussi à leur impact, en particulier auprès d’un jeune public, aux manquements répétés de la société requérante à ses obligations déontologiques, aux garanties procédurales dont elle a bénéficié dans l’ordre interne, et à la large marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur, que les sanctions prononcées contre cette dernière les 7 juin et 26 juillet 2017 n’ont pas méconnu son droit à la liberté d’expression.

 

Il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.